Economie Sociale

Coopératives, Mutuelles, Associations, Fondations : Histoire, Statistiques, Gouvernance, Prospective...
Le Blog de l'Economie Sociale sans complexes !

14 novembre 2011

NOUVELLE ADRESSE !


Bonjour à toutes et à tous.

Le présent blog, bien qu'ayant cessé d'être alimenté depuis plusieurs années, a continué à recevoir des visites. Lecteurs, soyez remerciés pour votre fidélité, et vous, moteurs de recherche, pour votre conservatisme indéfectible !

Ce n'était pas faute d'intérêt pour l'économie sociale que j'avais cessé mon activité de blogueur. Bien au contraire ! Mais, ayant pris la présidence de l'ADDES, il me fallait afficher une certaine réserve. Aujourd'hui, Henry Noguès ayant repris les rênes de notre Association, et ayant d'autre part mis un terme à ma trépidante vie professionnelle, me voici de nouveau disponible, et doublement, pour reprendre le combat.

Un combat pour la connaissance de l'économie sociale, ce qui est la vocation de l'ADDES, et pour la promotion de l'idée d'économie sociale, ce qui est plus mon engagement personnel.

J'ai pour ce faire quitté la formule quelque peu restrictive du blog pour ouvrir un nouveau site, plus complet, mieux charpenté. Progressivement, avec les retouches et actualisations qui s'avéreront nécessaires, les articles du blog seront transférés. Dès maintenant, rendez-vous donc sur

www.prospective-sociale.org

08 octobre 2006

Pour un coup d'État associatif

- Des milliards, mon bon Monsieur, des milliards ! Voilà la réalité, la vraie, celle qu'on nous cache… des milliards qui filent comme ça, sans contrôle, chez les copains, chez les coquins… ah, elle est belle notre république ! Personne ne va vérifier, ça, combien d'argent on donne aux associations, ni ce qu'elles en font…

Qui n'a entendu de ces propos à l'emporte pièce ? Souvent, d'ailleurs, ceux qui les tiennent volontiers ne répugnent pas à la schizophrénie et, lorsqu'on envisage avec eux, qui un voyage, qui une animation, qui l'édition d'une plaquette ou d'une vidéo, ils vous assurent qu'ils en font leur affaire : "On va demander une subvention au conseil général… Ils sont là pour ça ! Je vais voir ça avec mon frère, il y a ses entrées, on ne lui refuse jamais rien…"

Voilà pour le côté pile. Car du côté face, on entend que l'État, la Région, ou d'autres, ne se gênent pas pour tailler, de leur propre gré, dans les subventions promises, votées, annoncées, attendues, dès qu'il leur faut faire des économies, et que cela met des gens au chômage, que cela casse la dynamique de projets sociaux innovants et prometteurs, que ces économies de Gribouille finiront par coûter infiniment plus cher quand il faudra réparer ce qu'on aura négligé de prévenir…

Tout ceci est bien excessif. Excessif, mais de bonne guerre ! Car la connaissance précise des subventions publiques aux ISBL est l'un des principaux trous noirs de la Comptabilité Nationale. Cela a toujours été ainsi, et cela est demeuré ainsi, malgré le "Plan Comptable des Associations", malgré la LOLF, malgré le système Accord (devenu Chorus), malgré l'obligation faite aux associations de rendre leurs comptes publics, laquelle n'a jamais été appliquée parce qu'inapplicable.

Alors, on confond tout : subventions, conventions, prix de journée ; délégation de service public, concurrence déloyale, favoritisme…

Allons-nous en rester là ? Cela n'a rien de fatal. La LOLF finira bien par produire des effets sur cette partie opaque de la dépense publique (ceci étant, la LOLF ne concerne pas les collectivités territoriales). Les différents efforts (dont les nôtres), menés en maints endroits, pour que l'on joue la transparence, pour que l'on évalue, pour que l'on certifie, produiront bien quelque résultat. C'est pourquoi il faut accueillir avec satisfaction la publication, le 17 Juillet dernier, d'un premier décret obligeant les "personnes morales de droit public" à établir une liste annuelle des subventions qu'elles ont versées aux associations, et à la diffuser par voie électronique.

On trouvera ce décret au J.O. n°165 du 19 Juillet 2006, page 10837, texte n°37.

Prenons le pour ce qu'il est : un pas dans la bonne direction. Maintenant, il faudra le juger à ses fruits ; un progrès décisif, ou un coup d'épée dans l'eau, un de plus ?

Nous verrons cela à compter du 30 Novembre. C'est en effet le jour fixé par le décret pour la publication, au plus tard, des subventions versées en 2005. Les années suivantes, ce sera le 30 Avril. Mais il faut d'abord réussir la première année.

Le travail demandé aux personnes morales de droit public n'est pas énorme.

D'abord, les communes de moins de 3500 habitants en sont dispensées. Ensuite, les "aides attribuées en application d'une loi ou d'un règlement" ne sont pas concernées ; l'interprétation de ce principe risque d'être large. Enfin, les listes à publier ne sont soumises à aucun standard commun ; elles devront comporter le nom et l'adresse de l'association, mais pas son SIRET, ce qui rendra toute compilation statistique quasiment impossible.

Le ministre chargé de la Vie Associative en fera une synthèse, mais le décret ne précise pas quand (on sait seulement que ce sera chaque année) ni si cela permettra de faire des bilans qui ont un sens. Vue sous cet angle, la montagne s'apprête à accoucher d'une souris.

Sauf si nous agissons. Une promesse est une promesse, un décret est un décret, le citoyen est en droit d'exiger qu'il soit appliqué ! Alors, dès le 30 Novembre, nous consulterons avec attention les sites des Ministères, des Régions, des principales villes de France. Faisons-le tous ensemble. Nous verrons bien qui aura satisfait aux obligations du décret et qui y aura failli. Il faudra rappeler ces derniers à leurs devoirs. Le 1er Décembre, ce sera le jour des bilans. Et le 2 Décembre, vous le savez tous, c'est le jour des coups d'État…

24 septembre 2006

Roulez SCOP !

Nos SCOP se lanceraient-elles dans la distribution d'un carburant alternatif, exempt de toute pollution, solidaire et coopératif ? Pas encore, mais pourquoi pas ? Car il n'y a pas que le carburant pour les moteurs à explosion, il y aussi celui qui alimente nos volontés, notre engagement, notre capacité à incarner dans des réalisations concrètes et viables notre soif d'idéal et d'harmonie sociale. Et comme l'on aimerait que l'idée coopérative fasse toujours mieux connaître sa capacité à réunir, dans une synthèse tangible et opératoire, le rêve et la réalité ! Alors, roulez SCOP !

En attendant, "Roulez SCOP" qui s'écrit RULESCOOP est un acronyme qui se développe en langue espagnole et qui signifie "Réseau d'Universités Latines pour l'Économie Sociale et COOPérative". Ce Réseau bien qu'ayant de fait commencé à fonctionner en 1998, a tenu son premier colloque du 22 au 24 Mai 2006, à Brest (Université de Bretagne Occidentale, en abrégé UBO).

L'UBO est la seule université française participant à RULESCOOP ; elle y côtoie l'une des universités de Rome, trois universités espagnoles dont en première ligne celle de Valence, et un grand nombre d'universités d'Amérique Latine, de divers pays, dont beaucoup avaient envoyé une délégation à Brest.

Pourquoi RULESCOOP est-il représenté en France par Brest ? Sans doute était-ce à l'origine purement fortuit ; le fait que le maître des cérémonies, Jorge Muñoz, y enseigne et soit parfaitement bilingue suffit à l'expliquer. Pendant trois jours, dans les couloirs de l'Institut d'Administration des Entreprises, l'espagnol a été plus parlé que le breton.

Mais il n'y a pas que cela. Si l'Économie Sociale a trouvé à l'Université de Brest un point d'ancrage privilégié, c'est que la Bretagne est une des terres d'élection de la coopération agricole, et par voie de conséquence de la coopération de crédit. C'est là un fait d'histoire et de sociologie, lui-même assis sur une profonde tradition de dévouement d'inspiration catholique qui a conduit les gros bataillons des militants de la JAC (Jeunesse Agricole Chrétienne) à se reconvertir dans l'animation des coopératives. Ce sur quoi revenait avec insistance le président de la caisse régionale de Crédit Agricole : "Les anciens comprenaient tout d'emblée, par intuition. Mais les jeunes, il faut leur expliquer, leur donner envie, leur transmettre notre credo coopératif…"

Les deux puissances tutélaires, Crédit Agricole et Crédit Mutuel, s'étaient en quelque sorte partagé le parrainage du colloque qui, grâce à leur générosité, aura laissé à chacun des participants un souvenir impérissable fait de cidre et de fruits de mer.

Jean Le Vourc'h, le président précité, n'était pas le moins emphatique, le moins charismatique ! Successeur du célèbre Alexis Gourvennec à la tête de la coopérative laitière EVEN, il évoque avec autant de fougue que de conviction la mission de l'élu coopérateur : "Si la mutualisme n'est qu'un statut, alors c'est une charge, et on ne cherchera qu'à l'alléger. Mais si c'est un engagement, alors cela devient une valeur ajoutée, un supplément d'énergie et d'enthousiasme qui profite à toute l'entreprise". Ou encore : "Dans une entreprise classique, vous n'arriverez jamais à motiver le salarié en lui parlant des exigences de l'actionnaire ! Leurs intérêts sont trop divergents. En revanche, dans une coopérative, vous pouvez lui parler du long terme, du territoire. Le sociétaire n'a pas de plus value à espérer. Il a des intérêts très proches de ceux du salarié".

Gardons-nous de trop enjoliver, bien sur. Il n'en demeure pas moins que cela fait toujours plaisir à entendre. Car par ailleurs le colloque fut très dense et souvent de grande qualité. Les textes des communications étant tous accessibles en intégralité, soit sous les cerisiers toulousains, soit sur le site du réseau RULESCOOP au Chili, je n'en parlerai pas plus avant.

J'ai surtout apprécié la richesse et la diversité des communications de nos collègues latino-américains, dont l'apport à la connaissance de l'Économie Sociale devrait être mieux perçu ! Ils nous ont décrit des situations analogues aux premières années de Mondragon, là où des États trop pauvres ou trop lointains ne peuvent intervenir, et où seule parvient à soulever des montagnes l'action solidaire de "filles et fils de la misère et de la nécessité", conduits par le charisme et la détermination d'un ou de plusieurs capitaines d'aventures.

Les Québecois, nombreux comme à l'accoutumée, n'étaient cependant pas les seuls francophones visibles. S'il y avait, parmi les Français de l'intérieur, de nombreux amis de longue date, j'y ai aussi rencontré quantité d'inconnus (du moins de moi et jusqu'à cette date !), souvent auteurs de travaux de plus grand intérêt. C'est la première fois que je sens un tel foisonnement de contributions, venant d'un peu partout et portant explicitement sur l'Économie Sociale (et non, comme je l'avais souvent vu, sur des thèmes plus ou moins connexes, productions recalées qui n'avaient pas trouvé asile dans des colloques plus "nobles"…)

Voilà qui est très encourageant. L'Économie Sociale française souffre de façon chronique de ne pouvoir s'incarner dans des ensembles moteurs suffisamment forts. Sa représentation politique, intermittente et mal assurée, n'a jamais eu les moyens de la tirer en avant. Son inexistence statistique constitue, nous l'avons assez souligné et martelé, un handicap majeur. Il ne lui reste que sa représentation institutionnelle, CNLAMCA devenu CEGES, et les diverses organisations qui la constituent, mais qui ont besoin de partenaires à leur mesure pour avancer.

La nature ayant horreur du vide, ce vide a été en partie comblé, surtout en direction du monde associatif, par diverses officines privées dont l'excellence n'est pas clairement avérée – tant s'en faut !

Il est donc heureux que l'Université vienne, de façon significative, occuper le champ de l'Économie Sociale. Elle n'y était jusqu'à présent active qu'au travers de quelques arbres, toujours les mêmes, cachant une épaisse forêt d'indifférence. L'Espagne et le Québec nous ont montré la voie en cette matière ; il reste du chemin à parcourir, le mouvement est lancé, poursuivons-le !

Le prochain colloque du réseau RULESCOOP doit se tenir au Costa Rica. Destination inhabituelle et alléchante ! D'ici là, je m'efforcerai pour ma part de susciter, au sein de ce vaste réseau certes partiellement européen et québecois, mais surtout latino-américain, un courant d'intérêt pour la statistique et bien sur pour le compte satellite de l'Économie Sociale.

21 septembre 2006

De la vitalité associative

Ces dernières années, l'emploi salarié dans les ISBL (Institutions Sans But Lucratif) a connu une forte progression, étayant en cela l'idée communément admise que le secteur associatif est en plein essor et que son dynamisme répond à un besoin profond de notre société. On vante ses capacités d'innovation et on chante les louanges du bénévolat qu'il saurait, mieux que tout autre, mobiliser.

Pourquoi pas ? Si cela était prouvé, nous ne pourrions que nous en réjouir. Mais bien des observations viennent nuancer, voire contredire ce jugement optimiste.

L'emploi tout d'abord : dans les associations, il est souvent à temps partiel, et mal rémunéré. S'il progresse, c'est pour une large part grâce à l'appoint des activités d'insertion, lesquelles ne font que répondre au développement de la précarité et de l'exclusion, choses dont on ne saurait se réjouir. Par ailleurs, toutes les politiques d'emploi aidé viennent automatiquement gonfler les chiffres du salariat associatif, pour une part importante dans des structures dont c'est la fonction principale, et qui ne relèvent donc pas, stricto sensu, de la libre volonté de s'associer.

En fait, dynamique endogène des associations et traitement social, sur financements publics, de la pauvreté ou du handicap sont souvent difficiles à distinguer et parfois étroitement imbriqués au sein des mêmes organisations. Mais, quoiqu'il en soit, l'emploi salarié à lui tout seul ne saurait être un critère cardinal de la vitalité associative.

Quant au bénévolat, objet de tant de sollicitude dans les "discours d'en haut", on a plutôt coutume, dans les "associations d'en bas", de se plaindre amèrement de sa raréfaction. En l'absence de statistiques fiables, qui a raison, qui a tort ?

A consulter les sites spécialisés dans le "recrutement" de bénévoles, à suivre de loin en loin la communication des grandes structures caritatives ou de secours d'urgence, on est tenté de penser que l'engagement bénévole a été largement favorisé, ces dernières années, par les 35 heures et leurs RTT ainsi que par le "désir de s'occuper en restant utiles à la société" de cohortes de jeunes retraités ou préretraités actifs et disponibles. Une partie du temps "gagné" sur le travail rémunéré serait ainsi "récupérée" par le travail gratuit.

Mais il s'agit là souvent d'un bénévolat très codifié, très encadré. Ne vient-on pas nous dire que, pour les jeunes du moins, il pourra donner lieu à "validation d'expérience" ? Au sein des mêmes employeurs coexistent donc, dans des fonctions "professionnelles", des salariés et des bénévoles. Les abus ne sont pas loin. On pense à ces stages en entreprise "non rémunérés, mais ça vous fera un CV" ; ou bien au "acceptez de travailler pour rien, comme ça, dès qu'un poste se dégagera, vous aurez plus de chances de l'avoir". On a du mal à approuver ces pratiques…

D'ailleurs les mots ont-ils encore un sens ? Récemment j'entendais un responsable politique de premier plan prendre la défense du "service civil obligatoire" qui donnera ainsi "aux jeunes l'occasion de faire du bénévolat humanitaire". Quand le bénévolat se conjugue avec l'obligatoire, on est au-delà du lapsus.

Aux temps révolus où Olympisme rimait avec Amateurisme, il était fréquent de distribuer aux joueurs, même dans les clubs les plus modestes, des enveloppes de fin de match, et aux entraîneurs des rémunérations occultes. C'était interdit, on le faisait donc avec discrétion, voire avec honte. Quelques clubs portaient fièrement le flambeau de l'amateurisme intégral, notamment en milieu universitaire. Mais chacun était bénévole, vrai ou marron, et cela faisait beaucoup de monde.

Lorsque le Comité International Olympique abjura ses principes et se transforma en organisateur de foires commerciales, l'amateurisme était condamné, et avec lui le bénévolat sportif, des joueurs comme de l'encadrement. Cela se fit progressivement, en deux étapes ; d'abord les dessous de table devinrent chose publique, et leur distribution s'en trouva déculpabilisée. Ensuite, sous la pression de l'URSSAF, du fisc et des fédérations, ils se transformèrent en salaires ordinaires.

Parallèlement, les "UER STAPS" jetèrent sur le marché des cohortes toujours plus nombreuses d'animateurs sportifs diplômés, et des normes toujours plus sévères imposèrent à la moindre activité de plein air la présence d'un moniteur doté de son BAFA. Moyennant quoi, plus le sport, privé comme associatif, gagnait de salariés, pus il perdait de bénévoles.

La même remarque vaut pour l'écoute des publics en difficulté, pour le soutien scolaire… Plus l'argent public est largement distribué, plus il devient incongru de travailler pour rien. L'enfer est pavé de bonnes intentions.

Peut-être faut-il, pour juger de la "vitalité associative" en soi, limiter l'analyse aux ISBL non marchandes et non "professionnalisées", qui ne reçoivent pas de subventions et qui ne peuvent être perçues comme des instruments des politiques publiques, sociales, culturelles, de formation ou d'insertion.

Elles sont nombreuses en ce cas ! Plusieurs centaines de milliers. Mais, par rapport aux poids lourds que sont les gros employeurs associatifs, elles ne pèsent guère. On parle souvent en leur nom, mais quand va-t-on les chercher, où va-t-on les écouter ? Leurs modes de fonctionnement, de recrutement, de renouvellement, ne sont-ils pas occultés, la conscience tranquille, par ceux de structures plus institutionnelles, qui disposent de salariés, de budgets, de relais pour porter leurs revendications ?

Il me semble que, dans la société qui est la nôtre, les humbles et les sans grade parmi les associations ne sont pas à la fête, et qu'on ne peut vraiment pas parler à leur propos de vitalité, ni d'essor, ni de "phénomène sociétal". Il me semble au contraire qu'elles ont du mal à survivre, et qu'elles drainent beaucoup moins d'adhérents, beaucoup moins de bonnes volontés disponibles, beaucoup moins de sympathisants occasionnels qu'il y a, disons, trente ans.

J'en prendrai un exemple, dont on pourra toujours objecter qu'il ne représente que lui-même : celui de la Jeune Chambre Économique. Je crois pour ma part que c'est un très bon exemple, et que quantités d'associations, purement locales ou fédérées, ont connu un parcours assez semblable.

Le mouvement Jeune Chambre n'étant vraiment connu que de celles et ceux qui y ont milité, je crois utile de commencer par le présenter.

Il est né aux Etats-Unis en 1915. Son objet, énoncé dès l'origine, n'a jamais varié : regrouper de jeunes adultes volontaires autour des valeurs de l'engagement civique, de la formation aux responsabilités, de l'entraide et de la générosité. Pour faire court, considérant la tranche d'âge des 25 à 40 ans : du scoutisme après le scoutisme, du Rotary avant le Rotary.

La Jeune Chambre a été importée en France en 1954 par Yvon Chotard, un jeune éditeur, par ailleurs militant actif dans le patronat chrétien, qui allait connaître la notoriété en tant que porte parole du CNPF dans les négociations sociales des années 70. Très vite, le mouvement s'étend et se différencie du Centre des Jeunes Patrons en s'ouvrant aux salariés et aux professions libérales.

Né dans un climat de messianisme typiquement américain, le mouvement Jeune Chambre en a conservé des traits marquants. Je me souviens de son "Credo" qui, dans le contexte laïc français, avait quelque difficulté à passer.

On ne le récitait donc que très rarement. Certains extraits donnaient lieu à de vives polémiques :
- Je crois que seule la foi en Dieu donne à la vie son véritable sens…
- Je crois que la liberté des hommes transcende la souveraineté des Nations…
- Je crois que la libre entreprise est la mieux à même d'assurer la justice sociale…

Les éditions en français comportaient quelques commentaires embarrassés :
- par "Dieu", il faut entendre "la primauté de l'esprit et de la raison"…
- par "libre entreprise" il faut entendre "volonté d'entreprendre" ou "esprit d'initiative", sachant que l'anglais sait faire la différence entre "enterprise" et "business"…


Que de louables pudeurs ! Il fallait que tous les membres se sentent à l'aise, que nul ne se croie piégé, endoctriné. Les congrès internationaux de la Jeune Chambre nous amenaient à relativiser ces complexes idéologiques franco-français. Ailleurs, et pas seulement chez les anglo-saxons, le Credo était assumé sans états d'âme, chacun y puisant pragmatiquement ce qu'il y voyait d'utile.

L'organisation du mouvement, très décentralisée, repose sur la cellule de base, le "Jeune Chambre Locale" ou "OLM". Chaque OLM en France est une 1901, et le respect des statuts y est érigé au rang de rituel fondateur. Je n'ai jamais rencontré ailleurs un tel souci de vivre pleinement les principes associatifs.

Le nouveau membre, parrainé par au moins un ancien et ayant subi une période probatoire, est intronisé après avoir été dûment formé au fonctionnement de l'OLM, où la "procédure parlementaire" occupe la première place. On y cultive à l'extrême l'écoute de l'autre, l'exercice des responsabilités électives, et surtout le respect des décisions prises en commun. Encore une fois, je n'ai vu pratiquer nulle part une aussi forte volonté de faire prévaloir en toute circonstance l'éthique associative.

J'avais 27 ans lors de mon entrée à la Jeune Chambre. Installé depuis peu dans une ville moyenne de province où je ne connaissais personne, ce fut pour moi un moyen irremplaçable de m'y intégrer. En peu de temps, je pus me constituer un cercle de nombreux amis de toutes professions, et surtout, avec ceux des autres membres qui comme moi venaient d'ailleurs, parvenir à percer les codes secrets de la vie locale, à comprendre et assimiler les multiples facettes d'une histoire, d'une société et d'une identité parfaitement hermétiques à l'étranger de passage.

L'adhésion à la Jeune Chambre était très exigeante, très chronophage. Mais pour peu que l'on soit disposé à ce genre de contrainte, on en recevait beaucoup plus que ce qu'on y donnait. L'ambiance, toujours chaleureuse et festive, n'empêchait pas que chacun soit constamment rappelé à ses engagements. Et cela n'occultait ni le choc des ambitions ni la diversité des aspirations. C'est ainsi que la Jeune Chambre fut une école, une antichambre, un creuset pour tant et tant de jeunes responsables qui poursuivirent leur engagement dans les chambres consulaires, dans les conseils municipaux, dans les organismes paritaires, dans les conseils d'administration des hôpitaux ou des offices d'HLM…

Ce qui m'a laissé le souvenir le plus marquant, c'est la priorité donnée à la rotation des responsabilités, au renouvellement des membres, au recrutement et à la formation. Nul ne devait pouvoir s'encroûter, jouir de situations acquises. Le mandat du Président n'était que d'un an, renouvelable une seule fois. L'élection annuelle était un moment fort, où chacun se surpassait dans son art de séduire et de communiquer. Et à l'âge de 40 ans, la sortie était automatique ; tout au plus les plus titrés avaient-ils droit au titre de "sénateur". L'ancien Président n'était plus que "past president", avec simple voix délibérative, ou alors, s'il se sentait les ailes assez larges, il pouvait repartir pour une nouvelle aventure électorale, au niveau national cette fois, voire international.

Cette mobilité forcée ne nuisait pas à l'efficacité. Notre OLM pouvait présenter chaque année un bilan d'activités publiques impressionnant. Les grandes réunions nationales, trois chaque année, auxquelles s'ajoutaient parfois des rendez-vous internationaux, lorsque la proximité géographique le permettait, étaient autant de rencontres magistralement organisées où se croisaient des centaines de porteurs de projets. Et tout cela ne reposait que sur le libre engagement des membres de base : j'y ai appris l'association, bien avant que d'autres ne m'en parlent après avoir cru la découvrir par l'étude ou par la statistique.

J'en aurais vu et entendu depuis, des théoriciens de l'association qui se seraient montrés moins présomptueux et péremptoires s'ils étaient passés par l'humble mais passionnant apprentissage d'une Jeune Chambre !

Mon retour sur Paris me conduisit à m'éloigner de mon OLM avant d'y avoir gravi tous les échelons de la carrière, puis, après quelques services rendus au niveau national, mon départ pour l'Afrique me coupa définitivement du mouvement bien avant d'avoir atteint le couperet des 40 ans. J'ai parfois regretté de n'avoir pas repris le collier là bas, mais ce qui est fait est fait… et j'ai toujours, depuis, conservé un souvenir ému de mon passage, bien qu'interrompu, par la Jeune Chambre.

Celle-ci existe toujours. Il me semble que, vu ce qu'elle m'a apporté, elle devrait s'être développée, ramifiée, avoir fait école ; il me semble que les besoins auxquels elle répondait, non seulement existent toujours, mais se sont accrus ; il me semble que, par les valeurs et les pratiques dont elle était la gardienne et l'exemplarité, elle devrait aujourd'hui figurer à une place éminente dans le "mouvement associatif".

Eh bien non. Elle existe toujours, mais elle vivote. J'ai connu mon OLM à plus de 60 membres ; ils sont aujourd'hui 25, postulants compris. Il y avait 7000 membres en France, ils sont à peine le tiers aujourd'hui. Les meilleurs aspiraient à entrer à la Jeune Chambre ; ils étaient demandeurs ; aujourd'hui elle peine à se faire connaître et à recruter. Nous vivions de nos seules cotisations ; aujourd'hui la Jeune Chambre fait comme tout le monde, elle sollicite quelques maigres subventions.

Pourquoi cela ? Aurait-elle failli ? Fait bon marché de son originalité, de son authenticité ? Aurait-elle sombré dans le népotisme, la routine, la confiscation des pouvoirs par une nomenklatura auto-proclamée ?

Point du tout. Au contraire, c'est parce qu'elle a voulu conserver intactes ses exigences éthiques qu'elle s'est progressivement trouvée en décalage avec une société de plus en plus gagnée à l'individualisme et à l'assistanat.

Les 35 heures ? Oui, m'explique-t-on, les jeunes cadres en profitent désormais, mais ce n'est pas pour se consacrer à des activités collectives et altruistes. Ils préfèrent leurs loisirs, leurs vacances, leur télévision. Quant aux jeunes chefs d'entreprise, ils font plus souvent 70 heures que 35 et leur situation est tellement fragile qu'ils ne peuvent penser à autre chose qu'à leur travail. Et la mobilité géographique ? Oui, elle est de plus en plus fréquente, mais ceux qui arrivent dans une ville inconnue ne cherchent nullement à s'y intégrer.

Et le civisme, sous toutes ses formes, la ville, l'éducation, le cadre de vie ? Bien sur, on en parle de plus en plus. Mais tout cela est désormais pris en charge, soit par des organisations partisanes, soit par des structures subventionnées devenues para-officielles. Il n'y a plus guère de place pour l'initiative désintéressée…

Constats bien amers que tout cela. Quel crédit faut-il y accorder ? J'ai tendance à couper la poire en deux, tant il me revient que les mêmes remarques désabusées, aux 35 heures près qui n'existaient pas à l'époque, étaient souvent émises même au moment de l'âge d'or des Jeunes Chambres. Car c'est toujours après coup que l'on caractérise l'âge d'or ! Quand on y est, on ne manque pas une occasion de stigmatiser les difficultés qu'on rencontre. Il y avait et il y aura toujours un "avant" qui était "mieux"…

L'égoïsme, le manque de disponibilité ou de sociabilité des gens ont de tous temps été invoqués pour justifier des difficultés de la vie associative ou syndicale ; ce n'est pas nouveau. Cependant je pense qu'effectivement ces obstacles sont plus forts aujourd'hui qu'hier, entre autres parce qu'une trop grande part de l'activité qui à mon sens devrait être laissée à l'initiative d'associations libres est désormais prise en charge par des salariés et par des fonds publics.

Quand on me parle éthique associative, vitalité associative, je pense spontanément à la Jeune Chambre. Et je me dis que dans notre monde, l'association se porte assez médiocrement, contrairement à tous les discours triomphalistes que j'entends. Et je pense que plus il y aura de pression des associations institutionnelles pour que le bénévolat soit reconnu, plus il y aura de Ministres pour y prêter une oreille attentive, et plus les véritables associations se porteront mal, et moins elles auront d'espace pour respirer et s'exprimer.

La liberté qui s'enchaîne, se dirige et s'instrumente cesse vite d'être une liberté !

19 septembre 2006

Devoir accompli

"Il y a dix ans, l'Économie Sociale était perçue comme une activité de seconde zone et n'avait pas nécessairement bonne presse. Nombreux étaient alors ceux qui ne voyaient pas très bien de quoi il s'agissait. Aujourd'hui, ces préjugés ont presque tous disparu, tant dans la communauté académique que chez les politiques. A preuve, la place désormais reconnue qui est accordée à l'Économie Sociale dans les Ministères et les structures de décision…"

Voilà des propos qui nous font un rude plaisir ! Comme on aimerait entendre l'un de nos responsables, un Ministre par exemple, en tenir de semblables ! Mais justement, écoutez bien, en voici un qui s'exprime, en contrepoint de l'intervention précédente :

"Le modèle coopératif existe depuis si longtemps chez nous que les entreprises du secteur de l'Économie Sociale ont en quelque sorte bénéficié d'un terreau fertile pour se développer. L'enracinement dans la collectivité a fait le reste, si bien qu'aujourd'hui, l'Économie Sociale représente l'un des acteurs les plus importants, incontournable, du développement économique du Québec…"

Eh oui, ce n'est pas chez nous, c'est en Nouvelle France, en Belle Province, que ces discours ont été échangés, par Margaret Mendell, de l'université de Concordia (université anglophone, soit dit en passant), et Raymond Bachand, ministre du développement économique, de l'innovation et de l'exportation du Québec.

Prenons-en de la graine ! C'est l'édition du Samedi 16 Septembre 2006 du quotidien montréalais "Le Devoir" qui nous apprend tout cela, ainsi que les modes d'intervention des principaux organismes de financement qui, là bas, dotent les entreprises d'Économie Sociale en fonds propres et en soutiens ciblés des activités innovantes. Nous y lisons aussi que l'Économie Sociale entrepreneuriale, hors coopératives et mutuelles, fait un chiffre d'affaires de 4,3 milliards de dollars et emploie 65.000 salariés.

Il y a dix ans, en Octobre 1996, une conférence de l'ensemble des responsables économiques du Québec s'interrogeait sur les moyens de sortir la province de la crise. L'une des priorités énoncées alors fut d'accorder une plus grande place à l'Économie Sociale. A l'heure du premier bilan décennal, chacun se félicite de ce choix, même ceux qui au départ n'y croyaient pas. Et ce qui est le plus remarquable, dans les propos du ministre, c'est cette reconnaissance implicite que la coopérative rend naturelle la diffusion des formes entrepreneuriales de l'Économie Sociale, qui font florès chez nos voisins Espagnols et Italiens, alors qu'elles ont tant de mal à percer et à survivre dans notre pays étatique et jacobin.

Laissons le mot de la fin à Margaret Mendell : "Le Québec est un modèle à suivre, pour les autres provinces du Canada et pour nombre d'instances internationales. C'est majeur. Nous devons poursuivre dans la même direction."

Merci de la leçon !

08 septembre 2006

Vive la GASP ?

Vous ne connaissez pas la GASP ? Mais voyons, c'est la "Gouvernance Associative Solidaire et Participative", objet de tant d'attentions et de projets de colloques qu'il serait vain d'en vouloir dresser une liste exhaustive. Cet engouement durera un an, peut-être deux ou trois… le temps de débiter à satiété quelques torrents de fadaises et de trissotinades, jusqu'à ce que survienne une autre mode tout aussi vaine qui en prendra le relais.

Omniprésente dans les bandes dessinées de mon enfance, GASP !, exclamation de surprise ou de douleur, était sans doute reprise sans adaptation de la version originale américaine. Même mimétisme raccourci et ravageur chez les tenants de la gouvernance associative : comme on disserte doctement de gouvernance dans l'entreprise cotée, faisons de même pour l'association. Oui mais qu'est ce que l'association ? Question bien oiseuse pour Mesdames et Messieurs les experts de la gouvernance ! Alors, on mélange tout : l'engagement militant, la convivialité, le lien social et les spécificités méritoires, la responsabilité des administrateurs, la représentation des usagers, les rapports entre bénévoles et salariés…

Le quadrilatère de Desroche, déjà bien réducteur, s'en trouve ramené à son seul centre de gravité. Car s'il se justifie de penser des principes communs de gouvernance pour toutes les sociétés cotées, au prétexte que chacun peut à tout moment vendre de l'une pour acheter de l'autre, il n'en est pas de même des associations au sein desquelles coexistent une multitude de problématiques parfaitement étrangères l'une à l'autre. Autant appliquer la même recette pour faire un pâté de lièvre, un flan au caramel et des œufs en meurette. Bon appétit !

De ce brouet verbeux, de cette conglutination grumeleuse, on voit ressortir en bonne place le solidaire et le participatif, tels des noyaux oubliés dans le clafoutis. On s'en fera des délices. Gasp, ma chère, quelle GASP !

Revenons à quelques repères simples, pour reconstruire du solide après cette nécessaire canonnade. Si le mot "gouvernance" est souvent utilisé à tort et à travers, il ne saurait être confondu avec "management", encore moins avec "fonctionnement". Il est apparu historiquement pour répondre à un besoin très clair : celui de l'actionnaire qui souhaite disposer de critères précis pour s'assurer que son argent sera bien employé au développement de l'entreprise et non détourné à leur seul profit par des dirigeants trop cupides tentés de danser Enron.

Ceci peut-il se transposer à l'association ? si oui, comment, et est-ce pertinent ?

L'association générique, la vraie, celle qui n'existe que par ou pour ses adhérents, qui s'engagent pour la faire vivre, qui y investissent leur temps et leur ego, n'est pas concernée par la gouvernance. Elle a des règles de fonctionnement, une éthique, tout cela défini par ses statuts, son règlement intérieur ou par seule tradition tacite, et ces règles sont plus ou moins efficaces, plus ou moins adaptées, plus ou moins bien appliquées.

Mais lorsque l'association dépend de financements extérieurs, lorsque le donateur ou le subventionneur prennent le pas sur l'adhérent, alors oui, des principes de bonne gouvernance peuvent s'avérer nécessaires. Il faut justifier les subventions, séduire mécènes et donateurs. Mais ceux-ci ne sont pas assimilables à des actionnaires. Ils ne sont pas interchangeables. Il n'y a pas de Bourse, pas de titres, encore moins de liquidité desdits titres. Chaque catégorie opère dans un marché fermé. Chacune requiert ses propres exigences de gouvernance.

Cujus sponsor, ejus censor.

Grosso modo, en faisant fi des nuances, il y a quatre grands types de ressources non marchandes dont peut bénéficier une association ou plus généralement une ISBL :
1.Les dons des particuliers ;
2.Les legs ;
3.Le mécénat des entreprises ;
4.Les subventions publiques.
N'en sont pas, en revanche, ni les cotisations, ni les concours publics ayant la forme de conventions ; ceux-là ont une nature quasi-marchande, et l'on attend de la LOLF qu'elle y mette assez d'ordre pour qu'enfin nous puissions savoir qui fait quoi.

Derrière ces quatre catégories de ressources se profilent six catégories de "demandeurs potentiels" d'indicateurs de gouvernance :
1.Les particuliers, qui veulent s'assurer que leurs libéralités seront bien utilisées conformément aux engagements pris, et ne finiront pas dans une nouvelle tire à l'ARC ;
2.Les éventuels héritiers, et leurs ayant droits, chez qui peut germer toute sorte de tentation chicanière ;
3.Les entreprises, très soucieuses de soigner leur image à travers la cause qu'elles aident, et, également et plus récemment, intéressées à y impliquer leur personnel ;
4.Le fisc, naturellement désireux de vérifier si les réductions d'impôt accordées aux uns et aux autres ne recèlent pas d'abus ;
5.Les élus, engagés par la décentralisation dans une course sans fin entre plus de responsabilités et plus de comptes à rendre, plus de garanties à prendre ;
6.Et enfin le contribuable, qui est aussi électeur, et qui peut avoir envie de savoir à qui ses élus ont distribué son argent.

Voici, brossés à grands traits, les référentiels dans lesquels doivent se penser les différents critères de gouvernance des associations faisant appel à des financements extérieurs. A condition que celles-ci n'oeuvrent que dans le "double non" – non marchand, non lucratif – car si tel n'est pas le cas, si elles se rapprochent trop des entreprises de marché, nous entrons dans une zone grise où, je pense, il ne faut pas se tromper d'enjeu.

Il y a longtemps que je défends l'idée que les associations marchandes doivent se transformer en coopératives, si elles veulent conserver et pérenniser des pratiques relevant de l'Économie Sociale. Sinon, qu'elles se trouvent des actionnaires, qu'elles se fassent sociétés "ordinaires" de capitaux. Le débat sur la gouvernance apporte à cette thèse des arguments supplémentaires.

Quand il y a activité marchande, apparaît un nouveau partenaire, tout puissant celui-là : le client. Le client se moque a priori de la gouvernance ; il regarde d'abord la qualité du service et son prix. Face au pouvoir exorbitant du client, je n'ai jamais cru que les principes généreux et éthérés de l'association puissent faire contrepoids. C'est un non sens. Pour produire, il faut du capital. Et derrière le capital, il faut un propriétaire responsable. Imaginer le contraire, imaginer qu'une entreprise sans tête puisse être viable, imaginer de surcroît qu'un telle improbable tératostructure fasse l'objet de réflexions sur sa gouvernance, ce n'est même pas de la fiction, c'est de la déraison.

L'exemple des grands monopsones publics du sanitaire et du social n'en est justement pas un. La structure associative y est le plus souvent confinée dans un rôle de médiateur entre le personnel et le client unique qui est en même temps autorité de tutelle. Elle assure aussi une fonction d'ordre symbolique, de conservateur de l'Histoire de l'institution quand il y en a une, et de gardien d'un "projet associatif" supposé marquer une différence d'avec le public et le lucratif. Elle a l'épaisseur d'une tête d'épingle, et sa gouvernance n'est pas un enjeu.

Non ; dans le cas d'une association marchande, si l'on veut parler de gouvernance, il faut d'abord savoir qui est le marchand, qui en détient le capital, qui est responsable, qui est sanctionné en cas d'échec. Si ce n'est personne, ce n'est pas de la bonne gouvernance, ce n'est même pas de la gouvernance du tout, c'est n'importe quoi, c'est de l'économie bananière, et nul ne voudra y mettre un liard. Sauf bien entendu si ce liard ne lui appartient pas et qu'il n'en est pas comptable.

La gouvernance est un juge impitoyable. Elle exige en préalable de savoir qui prend le risque, qui décide, qui doit répondre de quoi. L'association marchande veut-elle une gouvernance qui inspire confiance ? Elle a le choix entre deux voies.

Il y a la gouvernance capitaliste. On en connaît bien les qualités comme les défauts ; elle force l'efficacité en toutes choses, mais privilégie la rentabilité de court terme, donne au financier un primat sur l'économie de production et ne prend en compte les externalités, quelle qu'en soit la nature, que si la loi l'y contraint.

Et il y a la gouvernance coopérative, horizon naturel pour toute association mettant en avant des principes de solidarité ou de participation. Tout comme la chenille est appelée à devenir papillon, l'association marchande qui veut rester dans l'Économie Sociale est naturellement appelée à se muer en coopérative. Mais contrairement au papillon dont l'existence est bien courte, le statut coopératif lui apportera, outre les avantages de la bonne gouvernance, ceux de la gestion prudente de long terme et de l'enracinement dans le territoire.

Entre le verbiage de la GASP et la solidité coopérative, il faudra choisir !

11 août 2006

La CASA en AG

L'introduction en Bourse de la caisse centrale du Crédit Agricole s'est faite en Décembre 2001.
Depuis cette date, j'ai maintes fois entendu proclamer de façon péremptoire :
- Cette fois, c'est clair : ils ne font plus partie de l'Économie Sociale !
Parfois l'on ajoute :
- S'ils en ont jamais fait partie ! en tous cas, maintenant, la ligne rouge est franchie ! La Bourse, brrrr…. C'est rédhibitoire !

Je n'ai jamais partagé cette position intransigeante, d'une part parce qu'elle fait bon marché de la subtilité du montage juridique et financier qui conserve au groupe l'essentiel de ses racines coopératives, d'autre part parce que, pour de simples raisons d'opportunité, il me semble bon que l'Économie Sociale soit présentée, et perçue, comme un ensemble fort et puissant.
Et ce n'est certes pas en l'amputant gratuitement d'un poids lourd aussi significatif qu'on y réussira au mieux. La quête de la pureté tourne vite à l'obsession de l'épuration. Je hais cette fascination pour la pureté des principes, qui devient vite de l'intégrisme obtus et stérile. L'Économie Sociale a sans doute besoin de docteurs de la foi, mais certainement pas d'ayatollahs.

Ceci étant dit, je voulais en avoir le cœur net, et je suis allé cette année assister à l'assemblée générale des actionnaires du Crédit Agricole SA qui s'est tenue le 17 Mai 2006 à la Défense.

Dès 10 heures, la grande salle du CNIT est pleine. Mais elle n'est pas immense (autour de 1000 places, à première vue) ; rien à voir avec les assistances d'Air Liquide ou de Saint Gobain, qui remplissent le grand auditorium du Palais des Congrès, soit trois à cinq fois plus de monde.
C'est la cinquième AG depuis l'introduction, la première pour moi en tous cas. A l'entrée, toutes banderoles déployées, la CGT distribue des tracts que peu de gens gardent avec eux.
La toute première note est très écolo : les documents nous sont remis dans un sac plastique garanti biodégradable. Le papier utilisé pour le rapport d'activité provient de forêts certifiées. Le graphisme y est omniprésent, avec des images naïves de marécages verdoyants et pleins d'oiseaux.

René Carron, le Président des Présidents, attend, seul à la tribune. Il porte des lunettes. Sur toutes les photos de presse que j'avais pu voir jusqu'ici, il n'en portait pas…
L'ambiance semble a priori très typique du sociétariat de la France profonde. Guère de jeunes vraiment jeunes, mais pas de cette dominante grisonnante parisienne qu'on voit dans les autres AG ; manifestement, le public est davantage composé d'administrateurs, certes sans doute parmi les plus chevronnés, que de petits porteurs retraités venus en voisins.
Mais qui est actionnaire ici ? tout le monde cumule plus ou moins, sociétaires et a fortiori élus sont à la fois actionnaires, et porteurs de certificats coopératifs. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : 20 millions de clients, 5,7 millions de sociétaires, 1,2 million d'actionnaires individuels.
Un dernier coup d'œil à la documentation avant que la séance ne s'ouvre vraiment, avec le quart d'heure de retard habituel. On sent que la patte de la communication est passée par là. Certes on nous y parle abondamment de "valeurs mutualistes" et "d'ancrage dans le territoire" ; mais on y trouve aussi, à foison, toutes les locutions à la mode, du développement durable à l'entreprise socialement responsable, en passant par la non discrimination, les énergies renouvelables, la diversité et l'accès aux handicapés ; rien n'y manque. C'est l'auberge espagnole !

Nous commençons par un exposé à la fois très basique et un rien triomphaliste. Dans un monde où le capitalisme est roi, où tout se passe à la fois sur les cinq continents, où ne peuvent s'imposer que des entreprises géantes, voici qu'une fédération de banques régionales mutualistes se hisse au rang de grande banque universelle et internationale. Voici que dans la folle et impitoyable course au développement mondialisé, le décentralisé fait pièce au centralisé, le coopératif fait pièce au capitaliste. Et comment, ce miracle ? grâce à notre travail, grâce à notre audace et à notre savoir faire, et parce que nous n'avons pas oublié les valeurs de solidarité dont nous sommes issus et imprégnés. Applaudissements !
Propos hybrides, à mi-chemin entre ceux que peut tenir un grand patron médiatique comme le sont un Bernard Arnault ou un Bertrand Collomb, et ceux que l'on entend habituellement dans les assemblées des caisses locales. Entre les hymnes à la création de valeur pour l'actionnaire s'intercalent des boutades bien paysannes, des fioritures touchantes, vieux jeu et fleurant bon leur terroir, et cette camaraderie si typique de l'Économie Sociale. Aigre doux, ou sucré salé, comme on voudra ; manifestement, on goûte là un mélange inhabituel.

Voici qu'arrivent les commissaires aux comptes. Dans les AG "classiques", cet exercice obligatoire est réduit au minimum pour ne pas trop endormir l'auditoire et passer le plus vite possible aux questions. Mais, comme c'est obligatoire, que les formules y sont consacrées et immuables, les rapporteurs doivent faire des efforts méritoires de concision, voire d'humour ; rien de tel ici. L'Économie Sociale respecte à la lettre ce genre de rituel et lui accorde tout le temps nécessaire. Les élus y sont accoutumés. Tant pis pour les actionnaires ordinaires présents ; ils doivent subir tout le poids de cette logorrhée soporifique. Les valeurs mutualistes, c'est cela aussi : on est des gens sages, et avant les sucreries, on avale gentiment sa cuillérée d'huile de foie de morue.

Enfin, arrivent les questions tant attendues.
Certaines sont techniques, et les réponses sont nettes.
Ainsi de la CACEIS (Crédit Agricole / Caisses d'Épargne / Investors Services : c'est une filiale commune aux deux groupes, spécialisée dans la déposition / conservation. Si vous ne savez pas ce que c'est, je vous avouerais que, franchement, je ne le sais pas trop non plus). Donc, que deviendra la CACEIS une fois réalisée la fusion entre les Caisses d'Épargne et les Banques Populaires (qui s'est finalisée depuis) ? Eh bien, pas de problèmes, on se la partagera à trois. La taille critique n'en sera que mieux à portée de main. Et vive l'intercoopération !
Et la croissance externe ? quoi, et pourquoi faire ? C'est simple, explique René Carron. Le groupe ne peut plus progresser qu'à l'étranger. Dans la finance, il dispose des outils nécessaires. Mais dans la banque de détail, qui est son "cœur de métier", il ne peut que procéder à des acquisitions. Un trésor de guerre de cinq milliards a été constitué à cet effet. On étudie toutes les possibilités, mais tout est très cher, alors il faut être attentif et "sélectif". Après la Serbie, l'Ukraine, l'Égypte, le Crédit Agricole est prêt à faire d'autres emplettes dans d'autres contrées où les prix sont encore abordables. Et le sociétaire dans tout cela ? Quel intérêt trouvera-t-il à cet éparpillement ? C'est tout aussi simple : il aura le bonheur de savoir que sa banque est en bonne santé, puisqu'elle a un appétit d'ogre. CQFD !
Dans les semaines qui suivirent, on évoqua l'acquisition d'Alliance Leicester, une très grosse proie. Mais cela tourna court. Puis ce fut la banque grecque Emporiki, enlevée de haute lutte ces tous derniers jours. Des confetti de Crédit Lyonnais, plus ou moins gros, tombent ainsi dans l'escarcelle du grand loup coopératif.
Pourquoi alors laisser vierges les vastes espaces de l'Asie, de l'Amérique ou de l'Océanie ? René Carron retombe dans ses sabots de paysan : le bon sens près de chez nous ! Eh oui, le groupe ne pourra être efficace dans la banque de détail et y dégager des synergies que s'il opère dans des pays proches, géographiquement comme culturellement.

D'autres questions sont anodines. C'est ainsi dans toutes les AG.
- Le frère séparé Groupama ? qu'en savez-vous ? rapprochera, rapprochera pas ? Réponse : nous n'en savons rien. Demandez-leur !
- Je suis client du Crédit Lyonnais, j'ai eu bien du mal à obtenir ma carte d'admission. Pourtant c'est la même maison…
Réponse : la même maison ? Hum… voyons voir… et si vous mettiez plutôt vos titres au nominatif pur ? (Il faut savoir que les systèmes d'attribution des cartes d'accès aux AG connaissent partout des ratés, bien que les banques chargées de ces opérations soient grassement rémunérées. Il y a toujours des protestations, et je n'ai jamais entendu un Président répondre autrement qu'en bottant en touche. Quand il s'agit d'une AG de banque, l'arroseur arrosé n'en est que plus morveux).
Une dame se plaint que les visuels sont projetés en caractères trop petits pour être lisibles du fond de la salle. Dont acte : René Carron s'excuse. Il fera mieux son devoir de transparence la prochaine fois.
- Croyez bien, chère Madame, nous n'avons rien à vous cacher.

Enfin, il y a les questions qui fâchent. Les plus intéressantes.
Jean Laurent d'abord. Il est parti, ou il a été viré ? pour quelles raisons ? avec une indemnité de plus d'un milliard d'anciens francs, son logement de fonction maintenu, n'est-ce pas un bien gros cadeau ? René Carron est visiblement agacé. Il fait de son ancien numéro deux un éloge aussi appuyé qu'il sonne faux. Tout le monde a compris ; rien n'était trop cher pour se débarrasser de ce damné rival aux dents trop longues. Dans un empire coopératif il n'y a place que pour un seul chef ! D'ailleurs ces indemnités sont "dans le bas de la fourchette" de ce qui se pratique dans les plus grandes banques du monde.
Circulez, on vous dit, y'a rien à voir.
Puis un actionnaire prend la parole. Visiblement il n'est pas sociétaire, sans doute pas client non plus. Il se lance dans une argumentation d'inspiration hyperlibérale. Le groupe, affirme-t-il, aurait tout à gagner à devenir vraiment capitaliste, et à se donner un gouvernance de bon aloi. Car sur ses 18 administrateurs, 12 représentent les caisses régionales, 1 la caisse nationale, et 1 les salariés, cela en fait 14 qui ne sont pas indépendants, et il ne reste que 4 administrateurs pour représenter les actionnaires, 4 seulement sur 18, c'est un déni de démocratie !
René Carron cette fois explose. C'en est fini du discours policé du capitaliste à la gouvernance socialement responsable ; place à la noire colère du coopérateur.
- Il est indigne, vous m'entendez, indigne ! de mettre en cause la légitimité de nos administrateurs des caisses régionales ! Ils représentent les cinq millions de sociétaires qui les ont élus ! Et du jour où ils n'ont plus la confiance des sociétaires de base, ils sautent ! C'est dans nos caisses mutualistes que se vit la démocratie, la vraie, la seule, l'authentique !
Puis, plus posément, il remet les choses en place :
- Nous n'avons pas l'intention de changer. Les caisses régionales doivent rester majoritaires et elles le resteront. C'est notre assemblée générale qui décide. Il n'y a aucune obligation à ce que notre conseil d'administration reflète la structure de notre actionnariat.

Je buvais du petit lait. Le spectacle était exquis !
Eh oui, nous avons bien raison de maintenir le Crédit Agricole dans le périmètre de l'Économie Sociale… car il ne s'agit même plus d'économique. Ce qui marque la différence, infranchissable, est d'ordre culturel. Il me revient alors une phrase bizarre prononcée en début de séance : "Nous sommes ici en réunion publique, nous ne pouvons tolérer aucun propos injurieux ou diffamatoire…" René Carron jugeait nécessaire de préciser les choses : attention, nous ne sommes pas ici entre nous comme dans nos assemblées, c'est un exercice différent, il faut s'adapter.

Mais il est déjà 13 heures passées, on expédie rapidement le vote, car il faut aller déjeuner, et beaucoup de gens ont commencé à partir. Toutes les motions sont adoptées à plus de 99%, des scores de maréchal qu'on ne voit plus dans les sociétés "classiques" où il arrive que des pans entiers du capital s'opposent frontalement au conseil.

Dans le métro, je prends connaissance du tract de la CGT. Il y est question du malaise du personnel, soumis à des exigences toujours plus stressantes, inquiet pour son avenir, ballotté au gré de la restructuration des agences, dont on n'écoute guère les doléances ; et du malaise de la clientèle fidèle, qui voit se multiplier les automates, augmenter les tarifs de tous les services et disparaître l'un après l'autre les employés dont la présence habituelle et rassurante cède la place aux rotations échevelées. Les fabuleux bénéfices du groupe, au lieu d'être engloutis dans des rachats de banques exotiques ou distribués à des actionnaires cupides, ne seraient-ils pas mieux utilisés à augmenter le personnel et à bichonner les clients ?
Toutes choses fondées mais subjectives, qui peuvent s'arranger mais qui peuvent aussi menacer le lien sociétarial. Je le vois bien dans mon agence, où tout n'est pas rose tous les jours ; alors pourquoi ne pas en parler avec ces militants de la CGT ?
Je les appelle donc, je leur laisse mes coordonnées. Je leur fais part de mon intérêt pour l'Économie Sociale, cela les laisse de glace, mais sur les conditions de travail et la satisfaction de la clientèle, ils ne demandent pas mieux que de m'entendre. Ils me recontacteront donc sous peu, c'est promis. D'ailleurs, s'ils ont distribué des tracts, c'était bien pour cela !
Pendant un mois, je ne reçois rien. Je leur envoie un courriel de relance, puis de guerre lasse je les rappelle. Personne n'a eu vent de mon premier coup de fil ou de mon courriel, personne n'est au courant, personne n'a le temps : c'est bientôt les vacances !
Alors, tant pis pour la CGT.
Quelques temps plus tard, après des mois de travaux, de galère et d'hébergement provisoire, ma nouvelle agence flambant neuve est enfin inaugurée. Deux nouveaux conseillers sont venus rejoindre l'équipe. Tout le monde prenait son mal en patience, parfois ça râlait dur ; mais maintenant au milieu des sourires et des petits fours, tout baigne, tous les tracas sont oubliés, tout le monde est heu-reux. Même mes agios, conséquence fâcheuse d'un découvert uniquement dû au surmenage d'un employé qui avait tardé à me débloquer un prêt, m'ont été rapportés, avec des excuses.
Tout faux, la CGT !

08 mai 2006

The Mad Hatter : Chapelier fou, Chapelier fantôme ?

La lecture d'un article sur "les associations et la révolution française" (dans le numéro 299 de la RECMA, daté de Février 2006) m'a inspiré cette note d'humeur qui pose plus de questions qu'elle n'exprime de certitudes. Je fais donc appel à la curiosité et à l'érudition de mes lecteurs pour alimenter un débat qui, je pense, mérite d'être poursuivi.

L'article en lui-même ne mérite pas un long commentaire. Son résumé m'avait fait bondir ; la révolution n'y était-elle pas en effet décrite comme ayant, certes, interdit les associations, mais c'était pour mieux les "régénérer". Régénérer ? Le mot employé par les Khmers Rouges pour "justifier" leurs massacres ! De quoi faire froid dans le dos. Nous exterminons en masse hommes, femmes, enfants et vieillards, mais c'est pour mieux régénérer le peuple dans sa pureté… Glacial ! Etablir semblable balance à propos des associations me semblait pour le moins oiseux.

En fait, le texte n'est pas oiseux, il n'est que besogneux. Il commence par rappeler ce que nous savons tous, à savoir que dès 1791, l'association est purement et simplement interdite par les lois d'Allarde et Le Chapelier, pour se fourvoyer ensuite dans un gros contresens, en exaltant comme favorables à l'esprit associatif les efforts déployés par les révolutionnaires pour faire naître un "lien social" nouveau, notamment à l'occasion des fêtes organisées en lieu et place des cérémonies religieuses désormais prohibées, et ce souvent avec le soutien zélé de prêtres jureurs. Un bon point, qui viendrait en quelque sorte compenser un premier mouvement regrettable.

Or ces deux considérants ne se balancent en rien. A l'époque, le mot "association" était un terme générique utilisé pour décrire tout groupement professionnel, et il conservera ce sens pendant plusieurs décennies, pour ne se différencier qu'ensuite, donnant naissance aux syndicats ouvriers, aux ordres professionnels, aux patronages, aux coopératives et aux mutuelles. En revanche, les clubs, amicales et autres groupements de personnes fondés sur l'adhésion à des idées communes, mais non sur des intérêts matériels communs, étaient appelés "sociétés". Or la révolution a été conduite par des sociétés ! Elle en est l'œuvre, l'expression aboutie.

Le Chapelier n'était-il pas lui-même l'un des fondateurs du "Club Breton", puis le premier président de la "Société des Amis de la Constitution", qui allait ensuite devenir le fameux "Club des Jacobins" ? Clubs et sociétés de pensée ont détruit les associations, mais légitimé les sociétés… avant de s'envoyer mutuellement à la guillotine.

Quant au Mad Hatter, littéralement le Chapelier Fou, tous les amateurs d'Alice au Pays des Merveilles le connaissent. C'est aussi le nom de l'un des hôtels londoniens où j'ai l'habitude de descendre. Cet hôtel est la propriété de la brasserie Fuller's, de Chiswick ; or je suis un des rares "overseas members" du club des amis de cette brasserie, ce qui me vaut de bénéficier de tarifs préférentiels pour ma chambre. Croyez bien que je ne manquerai pas, amis lecteurs, de boire à votre santé quelques pintes de "London Pride" lors de mon prochain voyage sur les bords de la Tamise.

Mais revenons a l'autre Chapelier, plus précisément à Isaac René Guy Le Chapelier, l'homme qui donna son nom à la fameuse loi du 14 Juin 1791 stipulant qu'aucune expression d'intérêts particuliers ne doit pouvoir s'interposer entre le citoyen et la volonté générale.

Isaac n'était pas chapelier, mais avocat. Et fou, l'était-il ? On ne l'a jamais dit, mais il devait l'être suffisamment pour s'enfuir en Angleterre et surtout pour en revenir, apprenant que ses biens allaient être confisqués. Robespierre le fit de suite arrêter et guillotiner. C'était le 22 Avril 1794, dans la même fournée que Malesherbes.

S'il était resté à Londres à boire des pintes de bonne bière, il en aurait réchappé et aurait pu écrire ses Mémoires. Lesquelles nous manquent cruellement aujourd'hui, car j'ai l'impression que nous savons en fait peu de choses sur la loi Le Chapelier.

Cette loi fut précédée et en quelque sorte préparée, les 2 et 17 Mars 1791, par les décrets d'Allarde, du nom de Pierre Gilbert Leroi, baron d'Allarde, Maître de forges et député de Saint Pierre Le Moutier, bourgade nivernaise qui changea de nom sous la Terreur pour s'appeler pendant quelques mois "Brutus le Magnanime". Voici un nom digne de l'imagination de nos modernes communiqueux des conseils généraux ! Mais on ne sait pas si d'Allarde y fut pour quelque chose. Il aurait été par la suite directeur de l'octroi de Paris, puis capitaine au régiment des chasseurs de Franche Comté, et serait mort à Besançon en 1809. Je n'ai trouvé aucun autre élément de sa biographie. Gallica ne nous propose sous sa plume que deux projets de lois, l'un sur les assignats, l'autre sur la taxation du tabac.

Ni Le Chapelier, ni d'Allarde n'ont donc, apparemment, disserté sur leur œuvre législative et ses effets. Mais il me semble que nul ne le fit, du moins parmi leurs contemporains, puis tout au long des deux premiers tiers du dix-neuvième siècle. Alors qu'à l'inverse, on trouve de nombreuses références aux débats antérieurs, la première tentative de suppression des jurandes et des corporations par Turgot, leur rétablissement par Necker, les arguments de l'une et l'autre thèse ; si bien qu'en 1791, les constituants connaissaient fort bien le dossier, pas seulement parce qu'ils étaient imprégnés des idées de Rousseau, mais surtout parce qu'on en avait beaucoup parlé au cours de la préparation des États Généraux.

Analysées avec nos yeux d'aujourd'hui, en assumant les risques délétères de tout anachronisme incontrôlé, les lois d'Allarde et Le Chapelier ne concernent que très accessoirement les associations. Ce sont avant tout des lois qui favorisent le libéralisme économique dans son expression la plus sauvage, en supprimant toutes les entraves à la concurrence.

Toute entente entre salariés, toute grève est interdite ; le recours à des travailleurs étrangers moins exigeants en termes de salaire est encouragé. Toute entente entre patrons et salariés sur les salaires, les conditions de travail ou la protection sociale est interdite. Enfin, toute entente entre patrons ou artisans d'un même métier est également interdite : les professions doivent être ouvertes et chacun doit pouvoir librement s'établir. Même le sanguinaire Marat s'en offusquera ; médecin lui-même, il imaginait mal que n'importe qui, sans le moindre diplôme, puisse s'établir médecin.

Les lois d'Allarde et Le Chapelier sont donc des lois de liberté extrême, au sens où elles fondent le droit du renard libre à s'établir et à faire commerce dans le poulailler libre. On les a présentées aussi comme l'expression politique des intérêts de la classe des "sans culottes supérieurs", c'est-à-dire des entrepreneurs et gros artisans des faubourgs, contre ceux de la classe des "sans culottes inférieurs", salariés des premiers, et désormais privés de la protection que leur garantissaient naguère les lois de l'Ancien Régime.

Turgot et ses continuateurs dénonçaient le caractère sclérosé des corporations. L'abolition des privilèges, dans la nuit du 4 Août, signifiait certes leur défaite, leur fin prochaine ; mais le balancier s'en alla à l'extrême opposé, fondant en droit la loi d'airain du "capital sans frein". On se serait donc attendu à ce que le curseur soit ensuite remis au centre, soit par les Thermidoriens, soit un peu plus tard par Bonaparte, au moins par la Restauration. Or il n'en a semble-t-il rien été. On a coutume de situer l'abrogation de la loi Le Chapelier au 25 Mai 1864, lorsque la loi Olivier met fin au délit de coalition et instaure le droit de grève.

Comment imaginer que tant de régimes différents aient, trois quarts de siècle durant, conservé et appliqué telles quelles ces lois absurdes ? D'autant que les associations n'ont, pendant cette période, jamais cessé de se développer. Avec des difficultés, certes ; elles ont toujours eu besoin d'autorisations administratives, et certaines ont été l'objet d'attentions suivies de la part de la police. Mais il en est de même aujourd'hui ! Nous avons des lois anti-terroristes, comme il y en avait alors. Ce n'est pas Blanqui qu'il faut prendre comme référence. Ce n'est pas le bosquet des associations nommément constituées pour renverser le pouvoir qui doit cacher la forêt de celles qui ont inlassablement œuvré pour l'entraide, la solidarité, l'éducation ou la tempérance.

Le cynisme n'est pas à exclure. Un ministre de Louis XVIII à qui on demandait pourquoi il avait conservé les préfets et les départements, héritage s'il en est de la Révolution, répondit qu'il ne voulait pas s'en priver, car c'était si pratique pour gouverner. On peut donc penser que les lois d'Allarde et Le Chapelier ont été en quelque sorte gardées en réserve, pour justifier une répression dès lors que cela s'avérerait nécessaire. Mais c'est un peu court. On en aurait au moins parlé, on les aurait régulièrement citées. J'ai plutôt l'impression que ces lois ont été oubliées, ensevelies sous l'amoncellement des textes, confondues dans la poussière du passé avec les corporations qu'elles avaient fait mourir.

Je poursuis dans mon scénario, qui n'est je le répète qu'une succession d'hypothèses rapides et réductrices. Nous sommes maintenant cent ans après la Révolution, cinquante ans après le chemin de fer. La société, la technologie sont bouleversées de fond en comble. La droite catholique, qui avait été à l'origine de la grande majorité des innovations sociales au cours du siècle, que ce soit dans la production, l'entraide, la consommation, le crédit ou la protection sociale, a peu à peu perdu pied. Elle n'a plus d'expression politique, et a cédé le devant de la scène à la bourgeoisie libérale et au mouvement ouvrier. Arrive Léon XIII, qui tente de reprendre l'initiative. Il impose le Ralliement, et cherche à forger un corpus de doctrine sociale qui permette à l'Église, sur le plan des idées et de l'influence, de reconquérir le terrain perdu.

Il échouera, pour quantités de raisons sur lesquelles il sera intéressant de revenir, la plus déterminante étant qu'au cours de l'affaire Dreyfus, de nombreuses idées et non des moindres passent avec armes et bagages de gauche à droite ou l'inverse, et qu'il n'y a plus après de place pour une majorité qui serait à la fois catholique, rurale, conservatrice, sociale, internationaliste et ralliée au régime républicain (un vrai mouton à cinq pattes !).

Cependant, entre temps, la doctrine s'est tant bien que mal construite. Quelqu'un, je ne sais qui ni comment, a eu l'idée de refonder le concept de corporation. La Tour du Pin, qui passe pour en être le principal théoricien, l'emploie dans un de ses premiers articles publiés par la revue L'Association Catholique en août 1883, et en fait remonter la paternité à Albert de Mun, huit ans auparavant.

Il n'y a plus alors aucun souvenir direct des vieilles corporations, la place est libre pour fonder un mythe, celui d'anciennes solidarités protectrices et bienveillantes, dont la destruction a provoqué la misère ouvrière. En fait La Tour du Pin n'est pas dupe ; il propose une construction entièrement moderne, mais il la pare des couleurs de la nostalgie d'un bonheur perdu. Et perdu par la faute de qui ?

Eh bien, justement, par la faute de la loi Le Chapelier ! Voici donc mon hypothèse : La Tour du Pin lui-même, ou l'un de ses prédécesseurs féru d'Histoire, exhume la loi Le Chapelier et en fait un bouc émissaire doublement bien venu. D'abord parce que c'est une loi libérale, ce qui lui donne des arguments pour attaquer le capitalisme. Ensuite parce que c'est une loi révolutionnaire, ce qui lui permet d'attaquer les socialistes qui se proclament fils de la Grande Révolution. Le coup était habile.

Le "régime corporatif" théorisé par La Tour du Pin, qui utilise d'ailleurs souvent aussi les mots "économie sociale", pouvait-il fournir une réponse aux problèmes nés des grandes concentrations industrielles, alors qu'il semble entièrement fondé sur des solidarités de proximité ? Après 1900, la question n'a plus qu'un intérêt spéculatif, bien que l'on puisse déceler aujourd'hui la postérité de la doctrine de La Tour du Pin dans le Crédit Mutuel, les institutions paritaires ou l'organisation de l'agriculture française d'avant la PAC et du temps de la préférence communautaire.

Mais il sera resté au moins un survivant de l'aventure : la loi Le Chapelier. Au point que la gauche socialiste le récupérera très vite à son compte, mettant cette loi au compte des erreurs de la Révolution, mais s'arrogeant le mérite de l'avoir corrigée et d'avoir ouvert à marche forcée le chemin inverse, par la loi sur les syndicats, puis celle sur les associations – terme qui, comme on l'a vu, avait entre temps totalement changé de sens.

Et cependant, ce "Mad Hatter" n'aurait été, quatre vingt ans durant, qu'un fantôme. Toute pièce permettant d'infirmer ou de confirmer ce scénario m'intéresse au plus haut point !

06 mai 2006

Une nouvelle branche dans la grande famille coopérative ?

Le grand quotidien madrilène "El Pais", dans son édition du 5 Mai 2006, titre sur les coopératives en première page ; il paraît que c'est la première fois que cela se produit. Mais il ne s'agit pas de coopératives banales ; l'annonce concerne une activité économique que les pionniers de Rochdale n'avaient sans doute pas pensé à mettre dans leur catalogue de services, à savoir la prostitution.

Fourier certes avait abondamment traité du sujet. La sexualité tenait une grande place dans le règlement de son Phalanstère. Mais je n'ai jamais considéré, au rebours de Gide et de Desroche, que Fourier soit en quoi que ce soit l'un des inspirateurs de l'Économie Sociale actuelle. D'ailleurs, s'il vivait de nos jours, ses publications l'auraient depuis longtemps envoyé en cabane pour pédophilie.

Il est difficile de parler d'innovation sociale, dès lors que le métier concerné est paraît-il le plus vieux du monde. Quoi qu'il en soit, le débat est ouvert. L'initiative vient de la Généralité de Catalogne, où un projet de loi légalisant et encadrant la prostitution a été rendu public. En soi, cela n'a rien d'original ; des mesures en ce sens ont été proposées, quelquefois adoptées, en maints lieux, et y ont suscité des polémiques que l'on retrouve partout en termes semblables.

Si innovation il y a, c'est que les Catalans, suivant là leur forte tradition anarchiste et coopérative, n'envisagent de légalisation que dans un cadre d'Économie Sociale et de petite taille, toute autre forme restant interdite. D'après Montserrat Tura, la "ministre de l'Intérieur" socialiste de la Généralité, la coopérative de production dans des locaux fermés est le seul système qui permette aux travailleuses du sexe de bénéficier des dispositions protectrices du droit du travail et d'échapper au proxénétisme, grâce à la propriété collective des locaux et à la responsabilité partagée de la gestion.

Le projet limite le nombre de sociétaires (ou de chambres, je n'ai pas très bien compris) à 12, leurs horaires de travail à huit heures par jour sur six jours, et exige pour l'exercice de leur profession un âge minimum de 21 ans. Toutes les catégories de locaux où peut s'exercer la prostitution sont concernées : les bars, les boutiques, les salles de projection ou de spectacles érotiques, les salons de massage et les motels. Ces lieux de plaisir devront être situés à plus de 250 mètres de l'établissement scolaire le plus proche. Des mesures spéciales sont envisagées pour aider les prostituées qui veulent quitter le métier. Enfin, un délai d'un an serait accordé à la prostitution de trottoir pour faire place, quartier par quartier, aux bordels coopératifs.

La prostitution de rue ou de bord de route n'est pas la seule formule que le projet de coopérative entend éradiquer ; les "macrobordels" (terme utilisé par le législateur catalan) à la mode allemande sont également visés. Ainsi, l'autorisation d'exploiter une usine à sexe actuellement en construction à la frontière française (558 chambres) serait remise en question.

Les premières réactions de Madrid donnent l'impression de venir de Paris : discours convenu sur des "pratiques dégradantes pour la dignité de la femme" et agacement mal dissimulé face aux agissements autonomes de la Catalogne. Moi qui croyais qu'il n'y avait plus qu'en France que ce débat était sous l'éteignoir, je m'aperçois qu'il y a des jacobins coincés partout.

Il faut en effet aller au-delà des plaisanteries grivoises et du conformisme facile. Il fut un temps où la polémique entre les partisans de l'abolition et ceux de l'autorisation sous contrôle, avec ses prolongements tant moraux que sanitaires, faisait rage dans notre pays. Il y a dans les bibliothèques des rayonnages entiers d'ouvrages qui ont été consacrés à cette question – sans doute autant que sur l'absinthe. Depuis 1946 et la fermeture des "maisons" nous vivons dans un consensus mou : prostitution de rue tolérée, lieux fermés interdits, proxénétisme pourchassé, accord général pour considérer que notre système est le meilleur du monde, qu'il n'y a plus lieu de le remettre en cause, et que laisser seulement entendre qu'il puisse évoluer est inconvenant.

Or il faut être de bien mauvaise foi pour affirmer que les problèmes du passé sont loin derrière nous et que la dignité de la personne humaine est désormais assurée ! De nombreuses villes étrangères se sont hérissées de mégabordels, le tourisme sexuel et parfois pédophile est à la portée de tous, et la liberté commerciale des produits du sexe n'a pas réduit, mais a au contraire encouragé la traite des êtres humains. La facilité des migrations a fait le reste ; après les ghanéennes et les albanaises, voici les chinoises, et notre beau système ne fonctionne qu'à l'avantage de l'économie mafieuse. Le statu quo est peut-être bien la pire et en tous cas la plus hypocrite des solutions.

Nous n'avions comme références alternatives que les mégabordels hanséatiques ou l'évocation nostalgique des fastes des maisons bourgeoises d'antan – pas les sordides et glauques clandés pour biffins, mais le confort raffiné des lupanars les plus huppés, là où selon la légende se croisaient les plus hauts représentants de la finance, du clergé et de l'armée… Voici que les Catalans nous proposent à leur tour leur recette, coopérative et autogérée, peut-être un peu trop belle pour être vraie… Irma la douce devenant Irma la douce sociétaire, et la mère maquerelle devenant présidente élue, tout cela va bien pour une comédie musicale, mais quelle en serait la viabilité ?

Attendons de voir ! Si ça marchait, ne serait-ce que partiellement, quel coup de pub pour l'idée coopérative ! Encore faudrait-il que les autres branches de la grande famille de l'économie sociale acceptent les fédérations de prostituées dans leurs congrès… ce sera un spectacle à ne pas manquer.

02 mai 2006

Galerie marcophile coopérative

J'avais, en Décembre 2005, évoqué dans ce même blog tout l'intérêt que je porte à l'histoire postale de l'économie sociale. Divers correspondants m'ont demandé des précisions : de quoi s'agit-il ? de quels objets ? de cartes postales, peut-être ?

Des cartes postales on peut passer aux jetons, ou aux carnets sur lesquels les sociétaires des coopératives de consommation collaient leurs points au fur et à mesure de leurs achats. Tout ceci ne manque pas de charme, mais cela relève de l'érinnophilie, non de la marcophilie. Que voilà, n'est-ce pas, des mots savants qui en mettent plein la vue ?

Voici donc quelques explications. L'histoire postale englobe l'étude de tous les objets qui ont circulé par la poste ; la marcophilie en est une branche, qui traite des oblitérations. Mais ces définitions ne sont pas labellisées, et connaissent de fréquentes extensions. Par exemple, des objets qui n'ont pas circulé, mais qui étaient conçus pour le faire, rentrent dans le champ s'ils présentent des caractères distinctifs particuliers.

Ainsi de cet "entier postal" réalisé sur commande pour les grands magasins coopératifs Army & Navy. Le type de l'effigie de la reine Victoria nous apprend qu'il a été imprimé en 1897 ou 1898. C'est un bon de commande préalablement affranchi (nous le voyons au verso), prêt à être mis à la boîte après avoir été rempli.

Les trois colonnes de droite sont réservées aux prix, en livres, shillings et pence ; et on remarquera l'aronbas en tête de la troisième colonne, ce qui prouve si besoin était que ce signe n'a pas attendu nos adresses Internet pour exister ! Vraisemblablement, la colonne correspondante devait recevoir les références des articles, leur numéro au catalogue. Chez les typographes, le @ (aronbas signifiant "A rond bas de casse") se disait "ad", en bon latin, véhiculant une idée de destination, de mouvement : on va chercher la référence de cet article "ad" tel ou tel numéro du catalogue.


Plus près de nous, voici une grande enveloppe, de 275 millimètres sur 180, utilisée par le Magasin de Gros pour expédier ses prix courants.
Le timbre est perforé des trois lettres MDG ; cette pratique était en usage dans diverses entreprises, pour éviter les vols de timbres. L'oblitération est du 19 Juin 1925 ; le tarif est celui des imprimés urgents de 50 à 100 grammes. Le Magasin de Gros a certainement expédié des quantités énormes de ces enveloppes… dont il ne reste sans doute pas beaucoup de survivantes. Si vous en trouvez dans votre grenier, dans une brocante ou dans les archives de la coopérative dont vos grands parents étaient sociétaires, faîtes moi une offre, je saurais me montrer généreux…

Encore plus près de nous, voici deux pièces des années 50, à mon sens la période où les cartes, lettres et timbres sont les plus agréables à l'œil.
La première est une déclaration bimensuelle de stocks de céréales ; le timbre qui représente une léproserie en AEF est oblitéré par une flamme "concordante" : mangez du pain, vous vivrez bien.
La seconde est une enveloppe, avec également un timbre philatélique (c'est à dire qui n'est pas une Marianne) ; cette fois c'est l'électrification de la ligne de Valenciennes à Thionville, symbole du charbon et du minerai de fer français.
Nous faisons là un double plongeon dans des industries aujourd'hui disparues, puisque la flamme nous apprend aussi que Besançon est la "capitale de la montre française". Le tarif est à 12 francs : c'est celui des factures sous enveloppe, au même prix que les cartes postales (la lettre ordinaire était alors à 15 francs). Dans les deux cas, l'en tête coopérative nous fait revivre le monde de l'agriculture franc-comtoise ; les documents sont nets, colorés, vraiment très plaisants.

Voici donc quelques joyaux de ma petite collection d'histoire postale coopérative, qui ne demande qu'à s'agrandir !

28 avril 2006

Et maintenant camarades, boursicotons !

Nous venons d'apprendre la création d'un "Institut pour l'Éducation Financière du Public". Qu'est ce que ce nouveau "machin" qui apparemment ne dispose pas encore d'acronyme attitré ? Le service de communication de l'AMF (Autorité des Marchés Financiers) se fait un plaisir de nous dévoiler ses futures missions, dans un communiqué de presse daté du 27 Avril : des études confiées à la SOFRES ayant montré que les Français sont des ignares, puisqu'ils ne savent même pas comment fonctionnent les marchés financiers, il était urgent de créer cet Institut afin de leur apprendre à boursicoter.

En soi, c'est déjà assez renversant. Alors que toutes les banques suppriment des guichetiers par pleines charrettes pour multiplier à qui mieux mieux les postes de "conseillers financiers", alors qu'à chaque introduction elles inondent leurs clients d'annonces, de notices et de prospectus, alors que les kiosques regorgent de magazines financiers de tous niveaux, alors que les émissions spécialisées se succèdent sur toutes les radios et télévisions, alors qu'il y a presque autant de sites Internet de Bourse que de sites pornos, le public ne serait pas assez informé, et il faudrait enfin s'occuper de le renseigner ! Qu'est-ce donc que cette blague ?

Et pourquoi faudrait-il créer à cette fin un comité Théodule de plus ? La France ne croule-t-elle déjà bien trop sous le poids de ces organismes budgétivores qui n'ont d'autre fonction de que de distribuer prébendes et postes honorifiques ? Voilà que, d'indignation, je me mets à parler "ultralibéral". Jadis on disait "poujadiste".

Car en lisant plus attentivement le document, on comprend que ce bazar va être financé avec de l'argent public. Sans doute en avons-nous trop ; d'ailleurs, il suffit de faire un tour dans les écoles ou les hôpitaux pour en être convaincu. Alors, jetons-le par les fenêtres, je suis d'accord ; néanmoins je me permettrais deux objections. D'abord, j'aimerais que ce budget soit voté par le Parlement… et non bidouillé à la sauvette, hors LOLF, par des subventions indirectes et un prélèvement (c'est effarant !) sur les amendes prononcées à l'encontre des entreprises convaincues d'ententes. Ensuite, je trouve qu'il s'agit là d'une conception bien extensive, et pour le moins curieuse, de l'intérêt général. A ce compte-là, l'État devrait m'offrir des cours de poker et me former à la pratique assidue des jeux de casino. Le Ministère de l'Agriculture devrait établir des pronostics officiels pour le PMU, et envoyer des escouades de pédagogues hippiques spécialisés dans chaque bar, afin de s'assurer que nul ne remplit sa grille sans être pleinement initié aux subtilités du turf.

Et là où je trouve l'affaire encore plus saumâtre, c'est que le nouvel Institut se flatte d'être une… association. En voilà encore une qui fera un superbe modèle de vie associative, et dont l'appartenance à l'Économie Sociale ne suscitera pas un long débat. La liberté d'adhésion sera, à n'en pas douter, l'une de ses vertus cardinales.

Zélateurs impénitents de la Bourse et du risque, les administrateurs du nouvel Institut ne se seront pas beaucoup mouillés. Ils dépenseront de l'argent public et n'auront aucune responsabilité personnelle dans la gestion. Dame, c'est du non lucratif !

Tout me gène dans cette histoire, tout me paraît mesquin, pitoyable, indécent. Néanmoins je ne sais encore quelle contenance adopter. Faut-il s'en indigner ? ou passer son chemin avec détachement ? Attendons pour voir…

Car la farce ne s'arrête pas là. L'institut s'est en effet choisi un premier Président. Et ce n'est ni un banquier, ni un journaliste financier, ni un pantouflé du MEDEF. C'est un personnage politique, mais ce n'est ni Bernard Tapie, ni Nicolas Miguet, ni Christine Deviers-Joncour. Pourtant tous ceux-là avaient le bon profil. Non ; c'est l'ancien "économiste officiel" du PCF, Philippe Herzog, qui aura donc fait en quarante ans la traversée complète, depuis la planète Marx jusqu'à la station Bourse. Cette nomination en forme de mascarade a certainement un sens, mais lequel ?

Que vous avez de belles actions, Monsieur le Duc ! Des warrants bien marrants, et des produits dérivés bien dégivrés ! Vos actions me laissent sans réaction... Quoi, Herzog, désormais chantre de la boursicotaille ? Je l'imagine, avec le zèle tout neuf du catéchumène, mettre autant d'entrain à encenser le spéculateur qu'il en mettait jadis dans ses péroraisons thoréziennes !

Il y aura au moins une constante dans son attitude ; c'est l'hostilité à l'Économie Sociale. Les coopératives n'étaient hier que des machines patronales chargées d'endormir la conscience de classe des prolétaires, elles ne sont aujourd'hui que des accidents, des aberrations déviantes, dans un monde où la norme indépassable est la cotation en Bourse. Regardons pour s'en convaincre la composition consternante du conseil d'administration de l'Institut : des banquiers, des financiers, des associations d'actionnaires, des libéraux durs ; et la caution sociale, c'est-à-dire le Président, et un syndicat (un seul, vous saurez certainement lequel).

Mais on n'y trouve personne pour représenter la finance solidaire et alternative. Et personne pour suggérer que l'économie ne marche pas toujours qu'avec des actions et des actionnaires. Personne pour suggérer qu'il existe aussi des parts sociales et des certificats coopératifs d'investissement. Cet Institut prétendument chargé de la formation financière du public m'apparaît être avant tout un Institut de propagande… anti-coopérative !

Quand je pense que ce Président, et d'autres membres cooptés à ce Conseil, ont été maintes fois invités à intervenir dans des manifestations d'Économie Sociale ! Ils avaient une aura, une image, "sociales"… il était naturel de penser s'en faire des relais, des alliés. Illusion ! Le libéralisme est bien plus fort que nous. Il peut s'acheter qui il veut, rubis sur l'ongle. Il en a les moyens !

19 avril 2006

Vérité au delà des Pyrénées ?

L'Économie Sociale se dénomme ainsi, cocorico !, parce que ce nom lui a été attribué en France, par un intellectuel français. Cocorico !

C'était, dit-on, en 1975. Je n'en ai toujours pas retrouvé la source exacte, mais je ne désespère pas. Ce qui allait devenir le "CNLAMCA" et qui n'avait pas encore son "A" final, puisque les associations ne s'étaient pas encore jointes aux mutuelles et aux coopératives, se serait alors cherché un nom, et aurait demandé conseil à Henri Desroche. Celui-ci, qui était alors un des rares à connaître l'œuvre de Charles Gide, fit plusieurs propositions, en privilégiant celle d'Économie Sociale… qui allait, sinon faire fortune, du moins connaître un nouveau destin, après plusieurs décennies de sommeil.

C'est en France (cocorico…) que l'Économie Sociale allait être officiellement reconnue. C'est la France (cocorico…) qui allait faire entrer ce concept à Bruxelles ; certains se souviennent de la DG 23, et des "conférences européennes de l'Économie Sociale" dont la première se tint à Paris – et qui n'existent plus.

Et c'est en France, en deçà des Pyrénées, que d'aucuns conservent la certitude d'être restés les pionniers, les meilleurs, les seuls, les vrais, les inventeurs et les propriétaires de l'Économie Sociale. Alors qu'ailleurs, ce ne sont que des imitateurs, assurent nos impénitents franchouillards.

Franchissons donc les Pyrénées. Là bas, on n'a pas attendu pour publier, dès 2004, des Comptes de l'Économie Sociale… Et c'est là bas que Bruxelles est allée chercher des compétences pour rédiger un Manuel des comptes des Coopératives et Mutuelles, que José Luis Monzon nous présentera d'ici quelques mois.

Je me suis rendu à l'Université de Valence fin Janvier dernier, quelques semaines avant le colloque de l'ADDES, pour cadrer avec José Luis l'intervention qu'il y a brillamment faite. J'ai pu y mesurer ce que peut être un pays qui joue réellement la carte de l'Économie Sociale. Et où, certes, nombreux pensent que l'on ne fait pas encore assez… bon, qu'ils viennent donc prendre la mesure de notre misère !

La misère, comme la richesse, ne se jauge pas uniquement en termes de crédits disponibles. Ce n'est pas là l'essentiel. L'essentiel, c'est la reconnaissance, c'est la confiance. C'est d'être, soit considéré comme un acteur social majeur, soit remisé dans la caisse à hochets, parfois amusants à agiter, et parfois encombrants.

J'ai visité la bibliothèque de l'Institut Universitaire d'Économie Sociale et Coopérative (IUDESCOOP), j'ai vu ses deux étages de coursives, ses deux postes de documentaliste, son majestueux catalogue. Elle est principalement tournée vers l'Espagne et le monde latino-américain, mais on y trouve aussi des gisements inépuisables de savoir en anglais et en français. Je reçois régulièrement les mises à jour du catalogue : un pavé impressionnant à chaque livraison.

Et comment fonctionne tout cela ? Presque uniquement par du financement public, car le mouvement coopératif est là bas utilisateur, mais non contributaire.

Cela peut surprendre ; en tous cas on voit mal que ce puisse être un exemple pour nous, avec nos budgets publics sans cesse plus serrés, avec notre tropisme de nouveaux convertis pour le financement privé. Pour comprendre ce paradoxe il faut se référer à l'article 129.2 de la constitution du royaume espagnol. Celui-ci stipule que "les Pouvoirs Publics doivent appuyer l'accès des travailleurs à la propriété des moyens de production et doivent favoriser les coopératives".

Quand je lis cela, ce sont toutes mes lumières intérieures, cierges, chandelles et projecteurs, qui s'illuminent de concert. Tant de belles choses en si peu de mots ! C'est le fil d'Ariane, qu'il me semble avoir toujours voulu tendre, entre la veille question du salariat et de la propriété, et l'entreprise coopérative. C'est ce qu'en France nous n'avons jamais voulu voir. Nous avons toujours, sciemment ou non, enfermé l'Économie Sociale dans le paradigme de l'association subventionnée chargée de relayer et d'appliquer les politiques publiques. Nous n'avons jamais – je dis nous, c'est à dire les autorités de notre pays – envisagé que la Coopérative puisse être autre chose qu'un hochet.

Depuis le début des années 80, le Ministère du Travail espagnol appuie le développement des coopératives, et de ces êtres bizarres que sont là bas les "coopératives de travail", structures à cheval entre autogestion et insertion, qui ont le mauvais goût, pour nos esprits jacobins, d'être autonomes et rentables. Ni ateliers protégés, ni ateliers nationaux, est-ce possible ?

Progressivement, ces soutiens publics ont été régionalisés. La Catalogne est en pointe : sa constitution renchérit sur l'article 129.2 en précisant : "Les Pouvoirs Publics doivent promouvoir les coopératives, les entreprises d'insertion, les "sociétés de travailleurs" et plus généralement l'Économie Sociale". Quel feu d'artifice !

Si l'essentiel des moyens est consacré au soutien du développement des entreprises et à la création d'emplois, il y a toujours une petite ligne pour les études, les publications et les bibliothèques.

Ce qui est frappant, c'est que l'Économie Sociale espagnole est d'abord une Économie Sociale marchande, faite d'entreprises et non d'associations. Presque tout le monde semble partager cette conception : l'humanitaire, le caritatif, le non marchand subventionné, les mouvements militants ne se reconnaissent pas dans l'Économie Sociale, alors qu'en France ils y font la loi.

Et cependant, en France, nous avons des mastodontes coopératifs, dans la Banque, dans l'Assurance, dans la Mutualité, dans l'agriculture. Rien de tel en Espagne : les banques coopératives n'ont qu'une part de marché de 10%, et le navire amiral coopératif Mondragon circonscrit sa générosité au Pays Basque.

Nos Économies Sociales sont si différentes que seuls de bons Comptes Satellites pourront en rendre toutes les nuances, les contrastes et les antinomies. Celui de l'Espagne existe déjà. Il fait état de bilans impressionnants en termes de création d'activités et d'emplois. Le nôtre se fera-t-il encore attendre longtemps ?

Mais aujourd'hui, j'ai quelque peu mal à mon chauvinisme, car je suis bien obligé de penser tout haut : Vérité au delà des Pyrénées, Erreur en deçà !

10 avril 2006

Coopérative, Gouvernance et Démocratie

Une très utile brochure de 50 pages, fort bien faite, vient à point nommé combler une lacune de l'information du grand public sur la "gouvernance" des coopératives et des mutuelles. Publiée sous la direction d'Étienne Pfimlin, l'omniprésent et dynamique Président de la Confédération Nationale du Crédit Mutuel, elle décrit de façon vivante et concrète le fonctionnement des grandes et moins grandes entreprises marchandes de l'Économie Sociale, présente leurs caractères spécifiques, notamment le rôle du sociétariat et celui des administrateurs élus.

Ce n'est ni un traité de droit, ni un manuel de gestion ; elle n'est pas faite pour le spécialiste (qui cependant y trouvera certainement de quoi enrichir sa réflexion), mais pour le lecteur éclairé ordinaire qui, gavé de messages à sens unique sur les recommandations de "bonne gouvernance" destinées aux groupes cotés en Bourse, en vient naturellement à leur prêter une portée universelle.

A n'en pas douter, ce lecteur-là, s'il prend connaissance sans parti pris des nombreux exemples présentés dans la brochure, ne manquera pas d'être frappé par la diversité, la richesse et l'efficacité des solutions mises en œuvre par l'Économie Sociale ; et ceci devrait en bonne logique le conduire à ramener la question de la gouvernance des sociétés cotées à ce qu'elle est : un problème parmi d'autres, et non pas LE problème de notre temps.

En particulier, il comprendra pourquoi la question majeure de la désignation d'administrateurs "indépendants", qui tient tant de place dans les rapports Viénot et Bouton, ne concerne en rien les entreprises de l'Économie Sociale, et ne doit donc pas leur être posée comme un préalable.
Tout en plaidant vigoureusement la cause de l'Économie Sociale, les auteurs font preuve de modestie et d'objectivité, mettant l'accent sur les efforts qui restent à faire pour développer et animer le sociétariat, former les administrateurs et assurer la transparence. Souhaitons donc que cette brochure connaisse la diffusion qu'elle mérite, en particulier qu'elle soit disponible ailleurs que dans les fédérations du Crédit Mutuel.

Il y a peu de faiblesses ou de maladresses à relever. J'en identifierais cependant trois. La première, vénielle mais agaçante dans la mesure où elle prête le flanc à la critique sans rien apporter de convaincant, est l'addition naïve et brutale du nombre de sociétaires en France, ce qui conduit à un chiffre équivalent à la population française totale ; cela n'a aucun sens. La seconde est de laisser entendre qu'il y a une unité de problématique du sociétariat entre les différentes formes de coopératives et de mutuelles, alors que la gouvernance des SCOP n'a rien à voir avec celle des grandes mutuelles, ni celle des grandes coopératives de crédit avec celle des coopératives d'entreprise.

La troisième remarque, plus subjective, a trait à l'emploi immodéré et systématique du mot "démocratie". Coopératives et mutuelles se caractériseraient-elles par leur gestion "démocratique" ?

Pourquoi s'en formaliser ? Le principe "une personne, une voix" n'est-il pas justement la quintessence de la démocratie, son expression la plus naturelle ?

C'est ce qu'on affirme généralement. Mais je ne le vois pas du tout ainsi.
D'une part, parce que le sens originel du mot "démocratie" renvoie au gouvernement de la Cité, non à celui d'une société librement constituée par affinité, encore moins à celui d'une entreprise. "Pouvoir du peuple" ? Mais les sociétaires ne sont pas un peuple, ne sont pas LE peuple, non plus que les salariés d'ailleurs. Ils constituent plutôt une élite cooptée, qui s'est donnée des règles collectives de fonctionnement, où le vote "une personne, une voix" occupe une place centrale ; mais je répugne à appeler cela de la démocratie.

Car d'autre part, dans le vocabulaire courant, le mot "démocratie" est devenu émoussé, transparent à force d'être universel. Il ratisse trop large, il ne distingue pas, ne qualifie pas, ne valorise pas. S'en réclamer, c'est s'identifier à un concept pauvre en sens, qui appartient à tous et donc à personne. "Démocratie" ne fait qu'évoquer vaguement un espace "où l'on peut librement exprimer son avis, où tout le monde a autant de droits, où personne ne peut imposer de règle arbitraire, humiliante ou attentatoire à la liberté d'autrui".

C'est surtout le contraire qui est porteur de sens commun, mais il s'agit alors d'écoute ou de participation, et non de loi du suffrage ; quand on se plaint que quelque chose "n'est pas démocratique", cela veut dire "on ne m'a pas donné la parole, des gens d'en haut ont décidé sans m'écouter". Voilà un grief bien commode, que l'on formule à chaque fois que son avis n'a pas été suivi !

Poussons plus loin l'analyse. Disserter sur la démocratie, son histoire, ses vertus et ses dérives, est un pont aux ânes de la science politique, qui se ramène toujours à quelques archétypes : Périclès, Rousseau, Tocqueville et Churchill. Regardons donc si cela concerne un tant soit peu l'Économie Sociale…

Périclès, le fondateur de la démocratie, vivait il y a vingt-cinq siècles. Constamment réélu à la tête de l'État, il personnifie la splendeur et l'apogée athéniennes ; et sans doute celles-ci n'auraient pas été possibles sans le régime politique qu'il institua très pragmatiquement. Il fallait en effet nourrir d'hommes, de talents et d'initiatives la prospérité et la croissance d'une ville dont le développement maritime et commercial s'était accéléré, et pour cela il fallait ouvrir grandes les portes de la citoyenneté, que le parti oligarchique voulait au contraire maintenir fermées afin de préserver ses privilèges.

Mais les arbres ne montent pas jusqu'au ciel, et l'apogée ne dure jamais très longtemps. Il y eut exactement le même laps de temps entre Périclès et Alexandre qu'entre Louis XIV et Napoléon. Entre temps vécurent là bas Platon et Aristote, ici Montesquieu et Voltaire. La comparaison s'arrête là. Mais ce bref épisode de la démocratie athénienne trouve quelques échos plus contemporains dans la montée en puissance de l'hégémonie américaine. Il y a là de quoi méditer, mais rien qui nous rapproche des paradigmes de l'Économie Sociale.

Quant à Rousseau, théoricien et prophète de la démocratie moderne, en quoi sa théorie de la volonté générale, en quoi son Contrat Social préfigureraient-ils la Coopération, fille de la misère et de la nécessité, fruit de la volonté de survie collective de groupements fondés sur des intérêts objectifs communs ? C'est plutôt d'une antinomie totale qu'il s'agit. Rousseau a été l'inspirateur direct des fameuses lois d'Allarde et Le Chapelier qui tuèrent les libertés locales et professionnelles ; et au delà de ses enfants spirituels immédiats que furent Saint Just et Dame Guillotine, il a légitimé l'État comme seul garant de l'intérêt général et durablement jeté la suspicion sur les "corps intermédiaires".

Or l'Économie Sociale est l'héritière en ligne droite des corps intermédiaires, des libertés protectrices et autres franchises. Elle n'a pas d'autre raison d'être que d'affirmer que là où il y a des intérêts communs, il y a légitimité à s'organiser en sociétés autonomes, en unions de sociétaires solidaires. La démocratie selon Rousseau représente pour l'Économie Sociale le pire des prédateurs, la pire des menaces.

Sur Tocqueville, mon jugement sera plus nuancé. Si son livre sur la démocratie en Amérique est abondamment cité, c'est sans doute que les penseurs libéraux d'aujourd'hui éprouvent le besoin de mettre en avant de grands ancêtres de langue française, et Tocqueville y siège en bonne place, entre Benjamin Constant et Frédéric Bastiat. Les références à l'association y sont nombreuses, qu'il s'agisse des pionniers du Mayflower, dont la symbolique n'est pas sans faire penser à celle de Rochdale, ou des communautés protestantes américaines, dont le foisonnement et la liberté d'établissement provoquent chez le lecteur français de vives réactions allant de la stupeur à l'admiration pour tant de pluralisme et de tolérance. Des Considérant et autres Cabet y succombèrent, eux qui gagnèrent le Nouveau Monde pour y voir leurs rêves se transformer en sombres cauchemars.

Mais là aussi, il s'avère vite que démocratie et Économie Sociale ne font pas très bon ménage. Tocqueville peut certes nous inspirer un plaidoyer argumenté pour l'Association, en revanche l'affaire est plus délicate pour les coopératives et mutuelles. Celles qui se sont développées en France se sont inspirées de tous les courants de pensée, sauf des jacobins et, justement, des libéraux. On peut même avancer qu'au 19ème siècle, plus on était opposé au libéralisme, et plus on avait de connexions avec des coopératives ou des mutuelles (socialistes libertaires d'un côté, catholiques légitimistes de l'autre). Décidément non, cette démocratie libérale, malgré son attachement à la diversité et à l'initiative, n'est pas non plus un biotope favorable à l'Économie Sociale.

Reste Churchill. Celui-ci nous aura laissé cette célèbre formule : "la démocratie est le pire des régimes, à l'exception de tous les autres" qui est unanimement et partout admise aujourd'hui : la démocratie va de soi, c'est la seule solution acceptable, c'est la norme. La norme du bien pensant, du bien pensé.

Tant qu'il s'agit de lutter contre les dictatures, on s'y rangera bien volontiers. Mais l'unicité dans la norme, l'obligation morale de s'y conformer sous peine de scandale ou de déviance devient vite perverse et dangereuse dès lors qu'on s'écarte de la dénonciation des régimes totalitaires. Car la démocratie à l'occidentale comme seul horizon indépassable et universel a son pendant mental dans tous les domaines, culturel, linguistique comme économique.

Et le pendant de la démocratie universaliste dans le monde de l'entreprise, c'est la bonne gouvernance des sociétés capitalistes cotées. C'est la norme "une action, une voix" présentée comme vérité absolue. A cette aune, l'Économie Sociale peut tout juste être tolérée, dans des niches préservées, mais pas davantage. Elle est fondamentalement déviante, condamnée à rejoindre la norme ou à disparaître.

Ai-je trop forcé le trait ? J'attends tranquillement les contradicteurs ! Il me semble que, par quelque bout que l'on cherche à expliciter le terme général et polysémique de "démocratie", on tombe sur un os. Je préfère donc ne pas l'utiliser.

Car les mots adéquats, nous les avons ! Ce sont tout simplement "coopérative" et "mutuelle". Ce sont ces mots, et les réalités qu'ils recouvrent, que nous devons imposer, sans les travestir ni les affaiblir par des qualificatifs inutiles.